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La mort programmée du film documentaire

mardi 22 août 2006, par Robin Hunzinger

Par Frank Eskenazi

Depuis quelques années, le documentaire connaît un succès inédit en France. La réussite de certains films en salles, ou sous forme de DVD, atteint des niveaux méconnus. Une bonne dizaine de chaînes câblées sont consacrées au documentaire, tandis que sa production se maintient àdes niveaux raisonnables sur les chaînes du service public. Quelques films, jugés performants, accèdent même, depuis quelques années, au soleil du prime time. Le grand public n’a jamais connu une telle possibilité de rencontrer le documentaire et il n’est pas une conférence de presse des responsables de l’audiovisuel public sans que ne soient vantés ses mérites et son apport en terme de diversité pour les grilles de programmes.
Que de monde autour du tombeau !

Car en réalité, le documentaire est en train de mourir. Il meurt sous les coups portés par ceux-làmême qui prétendent lui donner enfin vie. Pour le comprendre, il faut tout d’abord définir de quoi nous parlons. En commençant par réfuter une idée absurde : le documentaire ne se définit pas par rapport àla fiction. Il n’est pas un cinéma de non-fiction dans le sens où la fiction serait le domaine de la re-création et le documentaire celui du réel. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder un documentaire animalier. De quoi s’agit-il d’autre sinon de pure fiction montée àbase d’animaux dont les comportements appartiennent àl’image mentale des hommes ? Faire un film, quel qu’il soit, c’est nécessairement recréer le monde. Produire un documentaire, ce n’est rien d’autre que d’essayer de voir le monde àtravers un regard singulier, en considérant que la fiction du monde est un matériau suffisant en soi, sans qu’il faille la rejouer avec des comédiens. La grandeur du documentaire réside dans cette fragilité même : il est un objet hybride, impur.
Or, cet objet complexe, qui ne tient qu’au regard d’un réalisateur, n’entre plus dans le champ de ce que la télévision publique considère comme possible ­ aucune attention ici ne sera prêtée àla télévision privée, dont la seule mission est la rentabilité ; le documentaire n’est que trop marginalement un genre rentable.

Il est intéressant sans doute de comprendre comment les documentaires se sont appauvris au fil du temps. Lorsque nous, producteurs, proposons un film àune chaîne, nous rencontrons un « chargé de programme ». Notre problème, comme le sien, est d’abord de faire entrer le film dans une « case ». Elles sont regroupées soit par thème (histoire, sciences-médecine, société française, découvertes-voyages, immigration-insertion, économie, etc.) soit par durée (26 minutes, 52 minutes, 90 minutes), soit par horaire de diffusion (prime time, 22 h 30, 23 h 30, 0 h 30 ou plus tard). Ces « cases » n’ont rien de honteux par elles-mêmes, si ce n’est leur existence qui rend malvenue tout projet atypique, inattendu.
Un grand absent dans ces cases : le monde. Par manque d’audience, nous explique-t-on avec un geste d’accablement, la plupart des continents ont disparu, si ce n’est dans la case découvertes-voyages. Et l’histoire, ce n’est pas toute l’histoire, c’est l’histoire en tant qu’elle est déjàhistorique, balisée, et susceptible de mobiliser nos passions nationales. Fêter les anniversaires de la libération des camps, de la guerre d’Algérie, aide en outre àfaire passer la pilule en inscrivant un film dans la préoccupation du moment. Le documentaire a besoin d’alibi. Un même enrobage, bien que différent, s’impose pour la Société ou pour la Science, où apparaît l’obligation de ne s’intéresser qu’àdes problèmes déjàrebattus, déjàmédiatisés par des personnalités célèbres.

Les difficultés ensuite s’enchaînent. Après avoir découpé le monde en sujets, il convient que ceux-ci fassent le tour intégralement des films. Que les sujets remplissent les creux et les déliés. Qu’on ne s’en écarte pas. À la télévision, le sujet est roi. Or, un sujet, ça n’existe pas. A partir d’un même sujet (exemple : il y a cent ans, le capitaine Dreyfus était gracié) bien des films sont possibles. Lequel aura un regard, une façon qui lui est propre de mettre en forme un « sujet » ?

Car ce regard est àprésent vécu comme une contrainte : malheureusement, semble-t-il, il faut un réalisateur. Cette contrainte, le journalisme audiovisuel l’a évacuée depuis longtemps. Il sait travailler avec efficacité, sans se préoccuper trop du sens de ses images et il ne se fait aucune illusion sur le fait qu’un chat noir soit un chat noir. Ce savoir-faire, propre au journalisme, intègre de plus en plus la grammaire des « documentaires », notamment dans la surabondance des commentaires. Que vienne àpasser un chat noir et nous entendons « ce chat est noir » . Or, qu’est-ce qu’un commentaire sinon l’affirmation qu’il n’y a qu’une seule vérité, celle du film ? L’éventuel tremblement que doit inspirer un documentaire entre ce qui est vrai ou pas, bon ou pas, moral ou non, réel ou fantasmé, équivoque, humoristique, avéré ou seulement possible, n’est plus.
Dans ces petits bureaux où nous nous retrouvons pour présenter nos projets, un film n’est plus anticipé pour ce qu’il recèle en lui de magie, de force, d’émotion, mais en vertu de ce que le public est censé ressentir. Penser et ressentir àla place du public est le vrai métier des chargés de programmes. Ils ne manquent pas d’arguments.

Le département àprésent le plus puissant des chaînes commerciales et publiques est celui des études. Ces études, par l’intermédiaire d’échantillonnages, de calculs, de données, d’indices de correction, mesurent àla minute qui regarde quoi, avec quel degré de satisfaction, hommes, femmes, enfants. Lorsque vous zappez d’une chaîne àune autre, ils le savent, ils savent même pourquoi. Mais de quelles études s’agit-il ? Elaborées comment, selon quels échantillons, avec quelles garanties scientifiques, personne ne le sait ni ne le saura jamais. Le département des études est le coeur névralgique de la télévision car sa mission non dite, sous couvert de satisfaction du public, est de répondre aux attentes des annonceurs. Le département des études ne souhaite pas une télévision qui questionne le monde, mais l’intègre, le restitue. De sorte qu’en regardant la télévision, il ne soit plus jamais possible de quitter le monde qui fabrique la télévision. Il n’y aura plus jamais de temps morts, l’enjeu n’est plus qu’économique. Tout simplement, la télévision est devenue ce qu’elle est, un média mesurable àchaque seconde du jour et de la nuit, qui ne sait vivre qu’en compétition et ignore la tranquillité.

L’une des conséquences les plus tristes de ce découpage du monde en sujets est l’appauvrissement sans fin des propositions. Comme M6 et TF1, les chaînes publiques brassent inlassablement les principales structures sociales, connues et rassurantes, grandes pourvoyeuses d’émotions. La police, l’armée, les pompiers, l’hôpital, l’école, la justice, la beauté, le mal du dos... Ces sphères sociales ont l’immense avantage de bénéficier de cadres aisément repérables. Une caserne, un tableau noir, une blouse d’infirmière... Se dessine ainsi une vision de la France (et de notre métier) tellement normée qu’elle en devient absurde. S’il fallait s’en tenir àde si nombreux « documentaires » diffusés par le service public, notre vie serait d’une telle banalité qu’il y a fort peu de chance qu’un vrai réalisateur s’intéresse jamais àelle : après l’école, nous apprenons un métier, nous rencontrons l’amour et nous partons en vacances... Dans ce désert des émotions et ce trop plein de péripéties, notons au passage qu’une catégorie sociale échappe àtous coups àcette surreprésentation : la vieillesse, qui manque pas mal de « glam ». L’essence de la télévision, sa condamnation éternelle, est d’être un média jeune. Le plus amer, c’est que l’audiovisuel public possède un allié de taille dans cette disparition annoncée : nous-mêmes, producteurs et réalisateurs, qui en venons ànous autocensurer. Pour sauver nos boutiques, nous devançons les désirs du château. Nous en venons àcomprendre les préoccupations d’une télévision lancée àtombeau ouvert, en renonçant par avance ànombre de projets dont nous supposons les chances si maigres. Nous ne proposons plus que des films a priori acceptables selon des critères qui ont fini par nous coloniser, rendant les réalisateurs àleur tour plus timorés encore. De sorte qu’une partie du travail de désintégration, c’est nous-mêmes qui l’effectuons.

Ainsi qu’il nous l’est fréquemment rappelé, il est bien vrai que le public ne fait pas la différence entre un reportage d’ Envoyé spécial et un documentaire. Les coulisses du dernier spectacle de Patrick Bruel, c’est du « documentaire ». Loin de s’offusquer de cette vérité que formule la rue, la télévision y voit au contraire la possibilité de satisfaire une audience que n’apporteraient jamais des films plus sensibles, et parfois peut-être plus difficiles, tout en s’appropriant la gloire attachée au mot documentaire. Bien sà»r, en toute honnêteté, la gravité de cette situation n’empêche pas qu’il soit encore possible de produire et réaliser de beaux films. Mais nous avons de plus en plus le sentiment d’être des contrebandiers, de satisfaire des plaisirs clandestins. Ce qui est un comble, s’agissant du service public, dont la mission proclamée est d’innover et de donner davantage de présence aux créateurs.

Mais àl’inverse des émissions religieuses, protégées par les églises, des émissions politiques, nécessaires àl’exercice de la démocratie, qui prendra la parole pour le documentaire ? Cet objet dérangeant ne peut trouver sa place sans une volonté, un peu surnaturelle, qui aurait discerné le prix de cet inconfort. Le documentaire va mourir et personne ne s’en inquiétera. Car le combat pour sa défense n’apportera ni un téléspectateur ni un électeur de plus. Il y aura peu de monde àson enterrement, mais ce seront des gens bien.

Frank Eskenazi

Publié dans Libération du 22 aoà»t 2006, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur